Parmi les grands principes régissant la qualification d’abus de droit dans la jurisprudence du Conseil d’Etat, se trouve l’affirmation selon laquelle les actes n’ayant pas pour effet de modifier la charge fiscale du contribuable ne peuvent être qualifiés comme tels (CE, 5 mars 2007, n° 284457, Pharmacie des Chalonges).
Cela étant, le maniement de ce principe est délicat, car encore faut-il s’accorder sur le terme de la comparaison : modifier la charge fiscale du contribuable par rapport à quoi ? Doit-on raisonner par rapport à la situation qui serait celle du contribuable s’il n’avait pas passé les actes constitutifs d’un abus de droit, ou par rapport à ce qui aurait été sa situation s’il avait passé d’autres actes à la place ?
La décision commentée du 12 décembre 2023 apporte une réponse à cette question en retenant la première voie de l’alternative. Elle vient ainsi préciser la portée de la jurisprudence fiscale Pharmacie des Chalonges.
Etait en cause un montage par lequel, afin d’appréhender en franchise d’impôt les liquidités d’une société n’ayant plus d’activité opérationnelle, ses deux associés ont apporté leurs titres à une société luxembourgeoise sans substance économique, la plus-value d’apport étant placée en report d’imposition. Après distribution à la société luxembourgeoise de ses liquidités, celle-ci a consenti à ses deux associés des prêts puis a procédé à une réduction de son capital par annulation de titres, leur permettant d’appréhender plus de 3 M€.
L’administration a estimé que l’interposition de la société luxembourgeoise était constitutive d’un montage purement artificielle et l’a ainsi écartée sur le fondement de l’article L. 64 du LPF, afin d’imposer les sommes en cause entre les mains des associés en tant que revenus de capitaux mobiliers.
A l’appui de leur contentieux, les associés ont fait valoir qu’ils auraient pu emprunter un autre chemin, exempt de critiques, leur permettant d’aboutir au même résultat : plutôt que d’apporter leurs titres à la société luxembourgeoise, il se serait agi, par exemple, de procéder à un rachat de ses propres titres par la société suivi de leur annulation, ce qui, compte tenu du prix de revient élevé des titres liés aux droits de succession acquittés lors de l’acquisition des titres, n’aurait pas généré de revenu imposable. Il n’y aurait eu aucune interposition entre eux-mêmes et la société dont ils ont hérité.
Confirmant l’arrêt de la cour administrative d’appel de Lyon, le Conseil d’Etat juge cette argumentation inopérante. Réaffirmant d’abord que l’article L. 64 du LPF ne permet pas à l’administration d’écarter, au motif qu’ils procèderaient d’un abus de droit, des actes qui, bien qu’uniquement inspirés par le motif d’éluder ou d’atténuer la charge fiscale supportée par le contribuable, sont, en réalité, dépourvus d’incidence sur cette charge, il ajoute ensuite qu’en revanche, « n’est pas de nature à faire obstacle à ce que soient écartés comme procédant d’un abus de droit des actes passés ou réalisés dans le seul but d’atténuer la charge fiscale supportée par le contribuable, la circonstance que l’intéressé aurait pu réduire cette charge de manière identique en faisant le choix de passer ou de réaliser d’autres actes que ceux argués d’abus de droit ».
En pratique
Pour combattre la qualification d’abus de droit retenue par l’administration, il n’est pas possible de faire valoir que le contribuable aurait supporté la même charge fiscale en faisant d’autres choix que les actes critiqués par l’administration. En revanche il reste possible de faire valoir que ces actes n’ont pas modifié sa charge fiscale par rapport à ce qu’elle aurait été en leur absence.
Nota : La rubrique “En pratique” est conçue pour permettre aux professionnels de la fiscalité d’appréhender rapidement les conséquences pratiques d’un texte afin d’en faciliter la lecture et la mémorisation. De par sa nature, le contenu de cette rubrique peut être réducteur. De plus, elle est rédigée en simultané avec le texte principal et n’est pas mise à jour en fonction de l’évolution des textes, ni de leur interprétation par la jurisprudence ou la doctrine.
Compte tenu de la sensibilité, de la variété des situations, des enjeux et de l’évolution constante de la matière fiscale, il est recommandé aux non-spécialistes de consulter un professionnel, le plus souvent un avocat fiscaliste, pour assurer la sécurité juridique de leurs opérations. La rédaction décline toute responsabilité quant à l’application des mesures présentées dans la rubrique “En pratique”.
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1. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que
M. B… A… a fait l’objet d’un contrôle sur pièces au titre de l’année 2009 et d’un examen de sa situation fiscale personnelle portant sur les années 2010, 2011 et 2012 à l’issue desquels l’administration fiscale a notamment estimé que les dividendes servis au cours des années 2009 à 2011 par la société française Fidem à sa société-mère luxembourgeoise Holdem devaient, en application de la procédure de répression des abus de droit prévue par l’article L. 64 du livre des procédures fiscales, être regardés comme distribués au contribuable, associé à 50 % de cette seconde société. Par un jugement du 10 juillet 2020, le tribunal administratif de Lyon, après avoir prononcé un non-lieu à statuer à concurrence d’un dégrèvement intervenu en cours d’instance, a rejeté la demande de M. A… tendant à la décharge des cotisations supplémentaires d’impôt sur le revenu et de contributions sociales auxquelles il a été assujetti au titre des années 2011 et 2012, à la suite de cette rectification, ainsi que des pénalités correspondantes. Il se pourvoit en cassation contre l’arrêt du 27 octobre 2022 par lequel la cour administrative d’appel de Lyon a rejeté l’appel qu’il avait formé contre ce jugement.
2. Aux termes de l’article L. 64 du livre des procédures fiscales : » Afin d’en restituer le véritable caractère, l’administration est en droit d’écarter, comme ne lui étant pas opposables, les actes constitutifs d’un abus de droit, soit que ces actes ont un caractère fictif, soit que, recherchant le bénéfice d’une application littérale des textes ou de décisions à l’encontre des objectifs poursuivis par leurs auteurs, ils n’ont pu être inspirés par aucun autre motif que celui d’éluder ou d’atténuer les charges fiscales que l’intéressé, si ces actes n’avaient pas été passés ou réalisés, aurait normalement supportées eu égard à sa situation ou à ses activités réelles « . Il résulte de ces dispositions qu’elles ne permettent pas à l’administration d’écarter, au motif qu’ils procèderaient d’un abus de droit, des actes qui, bien qu’uniquement inspirés par le motif d’éluder ou d’atténuer la charge fiscale supportée par le contribuable, sont, en réalité, dépourvus d’incidence sur cette charge. En revanche, n’est pas de nature à faire obstacle à ce que soient écartés comme procédant d’un abus de droit des actes passés ou réalisés dans le seul but d’atténuer la charge fiscale supportée par le contribuable, la circonstance que l’intéressé aurait pu réduire cette charge de manière identique en faisant le choix de passer ou de réaliser d’autres actes que ceux argués d’abus de droit.
3. Il ressort des énonciations de l’arrêt attaqué que la société Fidem, qui détenait des participations dans plusieurs sociétés et possédait plusieurs biens immobiliers, était détenue, depuis le décès de leur père en 2006, par MM. Aymeric et B… A…, à parts égales. Le 12 décembre 2008, les intéressés ont créé la société de droit luxembourgeois Holdem dont ils détenaient chacun la moitié du capital de 31 000 euros. Le 31 mars 2009, ils ont apporté à la société Holdem l’intégralité des parts qu’ils détenaient dans la société Fidem, pour une valeur totale de 7 097 200 euros. La société Fidem a distribué au cours des exercices clos en 2009, 2010 et 2011, respectivement 3 501 749 euros, 414 371 euros et 224 080 euros de dividendes à sa société-mère luxembourgeoise, laquelle a en outre bénéficié, au cours de l’exercice clos en 2011, de la réduction du capital de la société française à hauteur de 1 940 969 euros. Le capital de la société luxembourgeoise a été ensuite réduit en 2012 et en 2015 de 10 % et de 80 %. A l’issue de ces opérations, MM. A… ont chacun pu appréhender la somme de 3 207 690 euros.
4. Il ressort également des énonciations de l’arrêt attaqué que l’administration fiscale a estimé que la société luxembourgeoise Holdem était dépourvue de substance économique réelle et que son interposition entre ses associés et la société française Fidem présentait le caractère d’un montage artificiel réalisé dans le but exclusif de permettre à
MM. A… de s’approprier en franchise d’impôt le produit de la cession des actifs de la société Fidem via la société Holdem. Ecartant l’interposition de cette société comme ne lui étant pas opposable en application des dispositions précitées de l’article L. 64 du livre des procédures fiscales, l’administration a regardé les dividendes versés par la société française Fidem, au titre de ces années, comme ayant été directement appréhendés par MM. A…, à hauteur de leurs droits dans le capital de la société luxembourgeoise, et comme devant être soumis à l’impôt sur le revenu entre leurs mains dans la catégorie des revenus de capitaux mobiliers en application des dispositions du 2° du 1 de l’article 109 du code général des impôts.
5. En premier lieu, M. A… se prévalait devant la cour, pour contester la mise en oeuvre de la procédure de répression des abus de droit, de ce qu’il aurait eu la possibilité, au moyen d’un rachat par la société Fidem de ses propres titres suivi de leur annulation, d’appréhender en franchise d’impôt la trésorerie de cette société compte tenu du montant élevé des droits de mutation à titre gratuits acquittés lors de l’entrée de ces titres dans son patrimoine, venant majorer leur prix de revient. Toutefois, il résulte de ce qui a été dit au point 2 ci-dessus qu’en jugeant que la circonstance que M. A… aurait pu, en opérant d’autres choix fiscaux que ceux qu’il a faits, appréhender la trésorerie de la société Fidem en franchise d’impôt était sans incidence sur l’existence d’un montage artificiel et sur le droit de l’administration de l’écarter comme ne lui étant pas opposable, la cour n’a pas commis d’erreur de droit.
6. En second lieu, la cour n’a ni commis d’erreur de droit ni inexactement qualifié les faits, qu’elle n’a par ailleurs pas dénaturés, en jugeant, par une décision suffisamment motivée, que l’opération litigieuse, qu’elle a appréciée dans sa globalité, qui permettait, au moyen de l’interposition artificielle de la société luxembourgeoise Holdem, une appropriation en franchise d’impôt des actifs de la société française Fidem, était constitutive d’un abus de droit. Par suite, elle n’a pas commis d’erreur de droit en jugeant que l’interposition de la société luxembourgeoise ne lui était pas opposable et que les distributions réalisées par la société française Fidem devaient être regardées, à hauteur de la participation de M. A… au capital de la première de ces sociétés, comme des sommes directement appréhendées par celui-ci, taxables entre ses mains dans la catégorie des revenus des capitaux mobiliers en application des dispositions du 2° du 1 de l’article 109 du code général des impôts.
7. Il résulte de tout ce qui précède que M. A… n’est pas fondé à demander l’annulation de l’arrêt qu’il attaque.
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