La décision rendue par le Conseil d’Etat le 5 avril vient compléter la jurisprudence fiscale relative à la déductibilité des intérêts intra-groupe, en précisant les modalités selon lesquelles l’entreprise emprunteuse peut se fonder sur le rendement d’emprunts obligataires émanant d’entreprises se trouvant dans des conditions économiques comparables.
On sait que la déductibilité des intérêts afférents à un prêt intra-groupe est limitée en particulier par les dispositions du I de l’article 212 du CGI, qui la plafonnent au taux moyen des prêts bancaires prévu au 3° du 1 de l’article 39 du code. Pour obtenir une déduction plus élevée, l’entreprise emprunteuse doit établir le taux qu’elle « aurait pu obtenir d’établissements ou d’organismes financiers indépendants dans des conditions analogues ».
La jurisprudence du Conseil d’Etat a déjà apporté quelques éclaircissements sur cette notion importante. Il juge en effet que le taux que l’entreprise emprunteuse aurait pu obtenir d’établissements ou d’organismes financiers indépendants dans des conditions analogues s’entend du taux que de tels établissements ou organismes auraient été susceptibles, compte tenu de ses caractéristiques propres, notamment de son profil de risque, de lui consentir pour un prêt présentant les mêmes caractéristiques dans des conditions de pleine concurrence ; il a ajouté en outre que l’entreprise emprunteuse, à qui incombe la charge de justifier de ce taux, a la faculté d’apporter cette preuve par tout moyen (CE, 10 juil. 2019, n° 429426, société Wheelabrator Group).
Dans la présente affaire, pour justifier de la déductibilité des intérêts versés à sa société mère en contrepartie d’un apport en compte courant consenti à un taux de 5,08 %, la société requérante avait recouru à deux méthodes. Celles-ci ont été toutes deux écartées par l’administration, qui a remis en cause la déduction de ces intérêts au-delà d’un taux de 2,79 % correspondant à la valeur prévue au 3° du 1 de l’article 39 du CGI.
D’une part, elle avait produit un rapport identifiant, à partir de l’outil RiskCalc développé par l’agence Moody’s, la note de risque qui aurait pu lui être attribuée, soit Baa1, et un intervalle de taux établi par référence à ceux obtenus par quinze sociétés non financières, appartenant à des secteurs d’activité hétérogènes, notées A3 à Baa3.
Le Conseil d’Etat confirme que l’administration a pu, en l’espèce, écarter cette première méthode. Certes, il rappelle que sur le principe, comme il l’a déjà admis par le passé (CE, 29 déc. 2021, n° 441357, société Apex Tool Group), « l’entreprise emprunteuse peut s’appuyer sur les taux d’emprunts bancaires accordés, dans des conditions de pleine concurrence, à des sociétés relevant comme elle du secteur non financier, ayant obtenu des notes de crédit voisines de celle qui peut être déterminée pour elle, alors même que ces autres sociétés appartiendraient à des secteurs d’activité hétérogènes, dès lors que les systèmes de notation de crédit élaborés par les agences de notation visent à comparer les risques de crédit des entreprises notées après prise en compte, notamment, de leur secteur d’activité ».
Toutefois, en l’espèce, la note de risque de Baa1 avait été obtenue sans renseigner le secteur d’activité de la société requérante dans l’outil RiskCalc. Le Conseil d’Etat juge que cette première méthode pouvait être regardée comme non probante pour ce motif, dès lors qu’une telle circonstance conduisait à ne pas tenir compte de la situation économique particulière de la société requérante.
D’autre part, la société faisait valoir que sa notation financière n’aurait pas dépassé BBB et que, en se fondant sur des données relatives au marché obligataire issues de la base de données financières Standard et Poor’s Capital IQ, à la date à laquelle l’emprunt en litige avait été contracté, le taux d’intérêt de marché à 10 ans pour des sociétés non financières notées BBB s’élevait à 5,21 %.
Le Conseil d’Etat juge que la cour administrative d’appel a commis plusieurs erreurs de droit en écartant cette seconde méthode, et casse son arrêt pour ce motif.
D’abord, il relève que, pour écarter cette méthode, la cour s’est fondée sur ce que la société requérante, en comparant sa situation à celle de sociétés immobilières plus importantes qu’elle et déjà présentes sur le marché obligataire, ne justifiait pas qu’un emprunt obligataire aurait constitué, pour elle, une alternative réaliste à un prêt intragroupe. Or, il juge que la cour ne pouvait écarter pour ce motif toute possibilité de comparaison fondée sur les taux pratiqués sur le marché obligataire : il retient que « la taille d’une société n’est pas à elle seule de nature à faire obstacle à l’accès à ce marché et que le caractère réaliste, pour une société ayant recours à un prêt intragroupe, de l’hypothèse alternative d’un emprunt obligataire ne s’apprécie qu’au regard des caractéristiques propres de cette société et de l’opération, les taux constatés sur ce marché devant le cas échéant être ajustés pour tenir compte des spécificités de la société en cause ».
Ensuite, il relève que la cour s’est également fondée sur ce qu’il ne lui avait été fourni aucun comparable précisément identifié dont elle aurait été en mesure d’apprécier la pertinence. Or, le Conseil d’Etat juge que le taux de pleine concurrence avancé par une société comme correspondant à son niveau de risque, reposant sur l’exploitation de courbes de taux établies sur la base de l’ensemble des transactions recensées, pour des emprunts de même durée contractés par des sociétés de même profil de risque, issues de données relatives au marché obligataire d’une base de données financières, est susceptible de constituer un comparable pertinent, même en l’absence de référence aux taux consentis à une entreprise précisément identifiée.
En pratique
Pour démontrer que le taux d’un prêt intra-groupe n’excède pas le taux de pleine concurrence, l’entreprise emprunteuse peut se fonder sur les données relatives au marché obligataire pour les entreprises ayant la même notation financière qu’elle, même lorsqu’elles sont de taille plus importante qu’elle. L’entreprise n’a pas, dans ce cas, à fournir des comparables portant sur des entreprises précisément identifiées.
Nota : La rubrique “En pratique” est conçue pour permettre aux professionnels de la fiscalité d’appréhender rapidement les conséquences pratiques d’un texte afin d’en faciliter la lecture et la mémorisation. De par sa nature, le contenu de cette rubrique peut être réducteur. De plus, elle est rédigée en simultané avec le texte principal et n’est pas mise à jour en fonction de l’évolution des textes, ni de leur interprétation par la jurisprudence ou la doctrine.
Compte tenu de la sensibilité, de la variété des situations, des enjeux et de l’évolution constante de la matière fiscale, il est recommandé aux non-spécialistes de consulter un professionnel, le plus souvent un avocat fiscaliste, pour assurer la sécurité juridique de leurs opérations. La rédaction décline toute responsabilité quant à l’application des mesures présentées dans la rubrique “En pratique”.
(…)
1. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond qu’à la suite d’une vérification de comptabilité de la société GEII Rivoli Holding au titre des exercices clos en 2013 et 2014, l’administration fiscale a remis en cause la déductibilité, au-delà de ce qui résultait de l’application d’un taux de 2,79 % correspondant à la valeur mentionnée au 3° du 1 de l’article 39 du code général des impôts, des intérêts versés à sa société mère, à un taux de 5,08 %, en contrepartie de l’apport en compte courant que cette dernière lui avait consenti en vue de l’acquisition d’un immeuble, et l’a assujettie à des cotisations supplémentaires d’impôt sur les sociétés au titre de ces deux exercices. Par un jugement du 13 avril 2021, le tribunal administratif de Paris a rejeté sa demande tendant à la décharge de ces impositions supplémentaires. La société GEII Rivoli Holding se pourvoit en cassation contre l’arrêt du 7 décembre 2022 par lequel la cour administrative d’appel de Paris a rejeté l’appel qu’elle avait formé contre ce jugement.
2. Aux termes du 1 de l’article 39 du code général des impôts : » Le bénéfice net est établi sous déduction de toutes charges, celles-ci comprenant, sous réserve des dispositions du 5, notamment : / (…) 3° Les intérêts servis aux associés à raison des sommes qu’ils laissent ou mettent à la disposition de la société, en sus de leur part du capital, quelle que soit la forme de la société, dans la limite de ceux calculés à un taux égal à la moyenne annuelle des taux effectifs moyens pratiqués par les établissements de crédit (…) pour des prêts à taux variable aux entreprises, d’une durée initiale supérieure à deux ans (…) « . Aux termes du I de l’article 212 du même code : » Les intérêts afférents aux sommes laissées ou mises à disposition d’une entreprise par une entreprise liée, directement ou indirectement, au sens du 12 de l’article 39, sont déductibles (…) dans la limite de ceux calculés d’après le taux prévu au premier alinéa du 3° du 1 de l’article 39 ou, s’ils sont supérieurs, d’après le taux que cette entreprise emprunteuse aurait pu obtenir d’établissements ou d’organismes financiers indépendants dans des conditions analogues (…) « .
3. Le taux que l’entreprise emprunteuse aurait pu obtenir d’établissements ou d’organismes financiers indépendants dans des conditions analogues s’entend, pour l’application de ces dispositions, du taux que de tels établissements ou organismes auraient été susceptibles, compte tenu de ses caractéristiques propres, notamment de son profil de risque, de lui consentir pour un prêt présentant les mêmes caractéristiques dans des conditions de pleine concurrence.
4. L’entreprise emprunteuse, à qui incombe la charge de justifier du taux qu’elle aurait pu obtenir d’établissements ou d’organismes financiers indépendants pour un prêt consenti dans des conditions analogues, a la faculté d’apporter cette preuve par tout moyen.
5. Pour apporter cette preuve, l’entreprise emprunteuse peut notamment s’appuyer sur les taux d’emprunts bancaires accordés, dans des conditions de pleine concurrence, à des sociétés relevant comme elle du secteur non financier, ayant obtenu des notes de crédit voisines de celle qui peut être déterminée pour elle, alors même que ces autres sociétés appartiendraient à des secteurs d’activité hétérogènes, dès lors que les systèmes de notation de crédit élaborés par les agences de notation visent à comparer les risques de crédit des entreprises notées après prise en compte, notamment, de leur secteur d’activité. L’entreprise emprunteuse peut également tenir compte du rendement d’emprunts obligataires émanant d’entreprises se trouvant dans des conditions économiques comparables, lorsque ces emprunts constituent, dans l’hypothèse considérée, une alternative réaliste à un prêt intragroupe.
Sur les motifs de l’arrêt relatifs à la méthode mise en oeuvre par le cabinet Fidal :
6. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que pour justifier que le taux de 5,08 % servi à sa société mère n’était pas supérieur à celui qu’elle aurait pu obtenir d’établissements ou d’organismes financiers indépendants dans des conditions analogues, la société GEII Rivoli Holding a produit un premier rapport identifiant, d’une part, à partir de l’outil RiskCalc développé par l’agence Moody’s, la note de risque qui aurait pu lui être attribuée, soit Baa1, et, d’autre part, un intervalle de taux établi par référence à ceux obtenus par quinze sociétés non financières, appartenant à des secteurs d’activité hétérogènes, notées A3 à Baa3.
7. Après avoir relevé, par une appréciation souveraine non arguée de dénaturation, que la note de risque de Baa1 avait été obtenue sans renseigner le secteur d’activité de la société requérante dans l’outil RiskCalc, la cour administrative d’appel a pu, sans entacher son arrêt d’erreur de droit, écarter pour ce motif cette méthode comme non probante dès lors qu’une telle circonstance conduisait à ne pas tenir compte de la situation économique particulière de la société GEII Rivoldi Holding.
Sur les motifs de l’arrêt relatifs à la méthode mise en oeuvre par la société Sorgem Evaluation :
8. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que, pour justifier du bien-fondé du taux qu’elle avait retenu, la société a produit devant la cour une nouvelle évaluation fondée, s’agissant de l’appréciation de la notation financière qui aurait pu être la sienne, sur le calcul de deux ratios financiers, dont l’un, dit » loan to value » (LTV), rapporte le niveau d’endettement à la valeur des actifs immobiliers de la société et conduisait en l’espèce à estimer, par comparaison avec les ratios de sociétés foncières françaises et européennes cotées, que la notation financière qu’elle aurait pu obtenir n’aurait pas dépassé BBB. Pour justifier que le taux de 5,08 % servi à sa mère ne dépassait pas celui correspondant au taux de pleine concurrence, la société GEII Rivoli Holding a alors fait valoir, en se fondant sur des données relatives au marché obligataire issues de la base de données financières Standard et Poor’s Capital IQ, qu’à la date à laquelle l’emprunt en litige avait été contracté, en ce qui concerne des opérations en euros, le taux d’intérêt de marché à 10 ans pour des sociétés non financières notées BBB s’élevait à 5,21 %.
9. En premier lieu, en écartant cette méthode, en tant qu’elle permettait de déterminer le niveau de risque de la société, au seul motif que le ratio LTV avait en l’espèce été calculé en tenant compte d’une dette financière correspondant exclusivement à l’emprunt dont il convenait d’apprécier le taux, la cour a commis une première erreur de droit.
10. En deuxième lieu, pour écarter le taux résultant de la mise en oeuvre de cette méthode, la cour s’est fondée sur ce que la société GEII Rivoli Holding, en comparant sa situation à celle de sociétés immobilières plus importantes qu’elle et déjà présentes sur le marché obligataire, ne justifiait pas qu’un emprunt obligataire aurait constitué, pour elle, une alternative réaliste à un prêt intragroupe. En écartant pour ce motif toute possibilité de comparaison fondée sur les taux pratiqués sur le marché obligataire, alors que la taille d’une société n’est pas à elle seule de nature à faire obstacle à l’accès à ce marché et que le caractère réaliste, pour une société ayant recours à un prêt intragroupe, de l’hypothèse alternative d’un emprunt obligataire ne s’apprécie qu’au regard des caractéristiques propres de cette société et de l’opération, les taux constatés sur ce marché devant le cas échéant être ajustés pour tenir compte des spécificités de la société en cause, la cour a commis une deuxième erreur de droit.
11. En dernier lieu, pour écarter le taux résultant de la mise en oeuvre de cette méthode, la cour s’est également fondée sur ce qu’il ne lui avait été fourni aucun comparable précisément identifié dont elle aurait été en mesure d’apprécier la pertinence. En statuant ainsi, alors que le taux de pleine concurrence avancé par la société GEII Rivoli Holding comme correspondant à son niveau de risque reposait sur l’exploitation de courbes de taux établies sur la base de l’ensemble des transactions recensées, pour des emprunts de même durée contractés par des sociétés de même profil de risque, dans la base de données financières Standard et Poor’s Capital IQ, et qu’il n’était pas argué que le recensement des transactions figurant dans cette base n’était pas fiable, la cour a commis une dernière erreur de droit.
12. Il résulte de tout ce qui précède, sans qu’il soit besoin de se prononcer sur les autres moyens du pourvoi, que la société GEII Rivoli Holding est fondée à demander l’annulation de l’arrêt qu’elle attaque.
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