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Abus de droit et financement intra-groupe

CE, 23 juillet 2024, n° 474666, SAS Howmet : le Conseil d’Etat valide la qualification de montage artificiel d’opérations de financement intra-groupe reposant sur l’interposition de filiales françaises

Par la décision commentée, la jurisprudence fiscale s’est enrichie d’un nouvel exemple dans lequel la qualification d’abus de droit par fraude à la loi a été confirmée.

En l’espèce, une série d’opérations, consistant en des prêts intra-groupe, apports et augmentations de capital, étaient intervenues de manière concomitante entre les deux filiales françaises et les entités belge, suisse et espagnole d’un même groupe. Ces opérations avaient permis de financer la société espagnole du groupe, par l’interposition des sociétés françaises et belge, à partir de la succursale suisse. Plus précisément, les sociétés françaises avaient apporté à la société belge, à l’occasion d’une augmentation de son capital, les sommes, à hauteur de 240 M€, qu’elles avaient empruntées à la succursale suisse ; la société belge avait ensuite consenti un prêt à la société espagnole.

L’administration avait réintégré au bénéfice imposable des filiales françaises, sur le terrain de l’abus de droit, les intérêts qu’elles avaient versés à la succursale suisse prêteuse, qu’elles avaient déduits.

Pour y voir un montage artificiel, la cour administrative d’appel avait relevé que le bilan de ces opérations était neutre pour les sociétés françaises, et que l’interposition des sociétés françaises dans le financement de l’entité espagnole par la succursale suisse ne pouvait être regardée comme ayant permis de générer, au profit de la société espagnole, un accroissement de financement par rapport à celui qu’elle aurait pu obtenir directement de la succursale suisse.

Elle avait également relevé que l’interposition de la société belge, dans le financement de la filiale espagnole par les sociétés françaises, ne s’est pas traduite par un accroissement de la capacité de financement de la filiale espagnole.

Saisi en cassation d’un pourvoi de l’une des sociétés françaises, le Conseil d’Etat juge que la cour a pu se fonder sur ces constats pour juger que l’administration apportait la preuve que l’interposition, tant des sociétés françaises que de la société belge, dans le financement de la société espagnole par la succursale suisse, matérialisée par la succession des opérations d’emprunt des sociétés françaises auprès de cette succursale et d’apports en capitaux à la société belge pour des montants équivalents en vue de consentir des prêts à la société espagnole, avaient le caractère d’un montage dépourvu de toute substance économique.

S’agissant du second critère de l’abus de droit, tenant à l’objectif exclusivement fiscal poursuivi, la cour avait constaté que les opérations avaient permis à la société belge, dont les activités financières étaient elles-mêmes dépourvues de substance, de bénéficier en Belgique du régime fiscal des intérêts notionnels et, par suite, aux sociétés françaises de percevoir en quasi franchise d’impôt (par le versement de dividendes sous régime mère-fille ou grâce au régime des plus-values de cession de titres de participation) des produits égaux au montant des intérêts qu’elles avaient elles-mêmes versés à la succursale suisse, au titre des emprunts leur ayant permis d’augmenter le capital de la société belge.

Le Conseil d’Etat juge que la cour a pu en déduire que le montage artificiel avait « pour seul but, au travers d’un financement de la société belge par augmentation de capital plutôt que par prêt, de dispenser la société [française] de comptabiliser, en compensation des intérêts déduits, des produits correspondant à des intérêts en provenance de la société belge ». Enfin, le Conseil d’Etat juge que la cour a pu écarter à bon droit l’argumentation soulevée devant elle tirée de ce l’administration aurait pu, sans écarter ces actes, procéder au même redressement en se fondant sur le caractère excessif, au regard d’une gestion commerciale normale, du taux d’intérêt des prêts souscrits pour remettre en cause partiellement la déductibilité des intérêts afférents.

Nota : La rubrique “En pratique” est conçue pour permettre aux professionnels de la fiscalité d’appréhender rapidement les conséquences pratiques d’un texte afin d’en faciliter la lecture et la mémorisation. De par sa nature, le contenu de cette rubrique peut être réducteur. De plus, elle est rédigée en simultané avec le texte principal et n’est pas mise à jour en fonction de l’évolution des textes, ni de leur interprétation par la jurisprudence ou la doctrine.

Compte tenu de la sensibilité, de la variété des situations, des enjeux et de l’évolution constante de la matière fiscale, il est recommandé aux non-spécialistes de consulter un professionnel, le plus souvent un avocat fiscaliste, pour assurer la sécurité juridique de leurs opérations. La rédaction décline toute responsabilité quant à l’application des mesures présentées dans la rubrique “En pratique”.

1. Il résulte des pièces du dossier soumis au juge du fond que la société par actions simplifiée (SAS) Howmet a la qualité de tête d’un groupe fiscal dans lequel est intégrée sa filiale, la société Alcoa Holding France, devenue Arconic Holding France (AHF). A la suite d’une vérification de comptabilité de ces deux sociétés, l’administration a, d’une part, rectifié leur bénéfice imposable au titre des exercices clos en 2011 et 2012, sur le fondement de l’article L. 64 du livre des procédures fiscales, en écartant les conséquences d’un apport, consenti au bénéfice de la société belge Alcoa Wheels Product Belgium (AWPB), devenue la société Alcoa Finance and Services Belgium (AFSB), de sommes empruntées auprès de l’établissement stable suisse d’une société luxembourgeoise appartenant au même groupe économique. Elle a, d’autre part, réintégré au bénéfice de la société AHF au titre des exercices clos en 2010 et 2011 des honoraires ( » management fees « ) qu’elle a versés à la société mère américaine du groupe, la société Alcoa Inc. Par un jugement du 19 novembre 2020, le tribunal administratif de Montreuil a fait droit aux conclusions de la société Howmet tendant à la décharge des cotisations supplémentaires d’impôt sur les sociétés résultant des rectifications fondées sur l’abus de droit et des majorations correspondantes, et a rejeté le surplus de sa demande. La société Howmet se pourvoit en cassation contre l’arrêt du 31 mars 2023 par lequel la cour administrative d’appel de Paris a, d’une part, sur appel du ministre de l’économie, des finances et de la souveraineté numérique, annulé les articles 1 et 2 de ce jugement et remis à sa charge ces impositions et, d’autre part, rejeté les conclusions de son appel incident.

Sur l’arrêt en tant qu’il a statué sur l’appel du ministre de l’économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique :

En ce qui concerne l’existence d’un abus de droit :

2. Aux termes de l’article L. 64 du livre des procédures fiscales, dans sa rédaction alors applicable :  » Afin d’en restituer le véritable caractère, l’administration est en droit d’écarter, comme ne lui étant pas opposables, les actes constitutifs d’un abus de droit, soit que ces actes ont un caractère fictif, soit que, recherchant le bénéfice d’une application littérale des textes ou de décisions à l’encontre des objectifs poursuivis par leurs auteurs, ils n’ont pu être inspirés par aucun autre motif que celui d’éluder ou d’atténuer les charges fiscales que l’intéressé, si ces actes n’avaient pas été passés ou réalisés, aurait normalement supportées eu égard à sa situation ou à ses activités réelle « .

3. Aux termes de l’article 38 du code général des impôts :  » (…) le bénéfice imposable est le bénéfice net, déterminé d’après les résultats d’ensemble des opérations de toute nature effectuées par les entreprises (…) « . Aux termes de l’article 39 du code général des impôts :  » 1. Le bénéfice net est établi sous déduction de toutes charges (…) « . Aux termes, enfin, de l’article 209 du code général des impôts :  » I. Sous réserve des dispositions de la présente section, les bénéfices passibles de l’impôt sur les sociétés sont déterminés d’après les règles fixées par les articles 34 à 45,53 A à 57,237 ter A et 302 septies A bis et en tenant compte uniquement des bénéfices réalisés dans les entreprises exploitées en France (…) « .

4. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que la société espagnole Alcoa Inversiones Espana SL (AIESL) exerçait une activité opérationnelle nécessitant des investissements importants et était financée, depuis 2003 au moins, par deux autres entités membres du même groupe, la société luxembourgeoise Alcoa Luxembourg et la succursale suisse d’une autre société luxembourgeoise, Alcoa Global Treasury Services (AGTS). Le 11 octobre 2010, la société Alcoa Luxembourg a apporté l’intégralité des titres de sa filiale belge, devenue la société Alcoa Financial Services Belgium (AFSB), à sa filiale française, la société Howmet, qui les a elle-même apportés à sa propre filiale, la société Alcoa Holding France (AHF), pour une valeur nette comptable de près de 22 millions d’euros. Le même jour, la société française AHF a contracté un prêt de 240 millions d’euros auprès de la succursale suisse AGTS et a employé ces sommes pour souscrire à une augmentation de capital de la société belge AFSB, laquelle a octroyé le 14 octobre 2010 un prêt de 261 millions d’euros à la société AIESL. Par la suite, la société française Howmet a contracté, le 21 novembre 2011, un emprunt de 100 millions d’euros auprès de la succursale suisse AGTS, qu’elle a employé pour augmenter le capital de sa filiale française AHF, qui a elle-même augmenté le capital de sa filiale belge AFSB pour un même montant. Le 22 novembre 2011, cette dernière a accordé un prêt à la société espagnole AIESL pour un montant de 165 millions d’euros.

5. La cour a, d’une part, relevé, par une appréciation souveraine des faits non entachée de dénaturation que le bilan financier de l’opération pour les sociétés françaises Howmet et AHF était neutre en 2011 et 2013, dès lors que l’accroissement d’actif de la société belge AFSB (430 561 200 euros) était égal aux ressources que ces sociétés française avaient elles-mêmes mobilisées, lesquelles incluaient les emprunts auprès de la succursale suisse AGTS augmentés de la charge d’intérêt (409 875 679 euros), mais aussi le coût de rachat initial de la filiale belge financé par augmentation de capital (22 615 506 euros). La cour a également relevé, sans davantage dénaturer les faits qui lui étaient soumis, que l’interposition des sociétés françaises Howmet et AHF dans le financement de la société espagnole AIESL par la succursale suisse AGTS ne pouvait être regardée comme ayant permis de générer, au profit de la société espagnole, un accroissement de financement par rapport à celui qu’elle aurait pu obtenir directement de la succursale suisse, l’existence de complémentarités économiques entre les sociétés françaises Howmet et AHF et la société espagnole AIESL n’étant, à cet égard, nullement établie.

6. Elle a, d’autre part, relevé, sans davantage de dénaturation, que l’interposition de la société belge AFSB, dans le financement de la filiale espagnole AIESL par les sociétés françaises Howmet et AHF ne s’est pas traduite par un accroissement de la capacité de financement de la filiale espagnole, les prêts à cette dernière société trouvant leur origine dans les apports en capital par voie d’emprunt des sociétés françaises Howmet et AHF pour un montant total de 340 millions d’euros, et dans la mobilisation de réserves en capital de la société Howmet et de ses filiales françaises pour 57 millions d’euros, incluant les 22 premiers millions investis lors de l’acquisition de la filiale belge auprès de sa société mère. La cour a également relevé que les prêts que la société belge AFSB a accordés à la société espagnole AIESL lui ont été remboursés dès 2013, que cette société belge n’était pas une société financière dès lors que 95 % de ses dettes étaient couvertes par des fonds propres et que le ministre n’était pas contredit lorsqu’il faisait valoir le rôle de simple intermédiaire de cette société belge ou lorsqu’il soutenait que les membres du personnel de cette dernière chargés de l’activité financière n’avaient pas la capacité de déterminer les taux d’intérêt des emprunts.

7. La cour s’est fondée sur les constats énoncés aux points 4 à 6 pour juger que l’administration apportait la preuve que l’interposition, tant des sociétés françaises Howmet et AHF, que de la société belge AFSB, dans le financement de la société espagnole AIESL par la succursale suisse AGTS, matérialisée par la succession des opérations d’emprunt des sociétés françaises auprès de cette succursale et d’apports en capitaux à la société belge pour des montants équivalents en vue de consentir des prêts à la société espagnole, avaient le caractère d’un montage dépourvu de toute substance économique. En statuant ainsi, elle n’a, contrairement à ce qui est soutenu, ni dénaturé les faits qui lui étaient soumis ni commis d’erreur de droit.

8. La cour a également jugé, par une appréciation souveraine exempte de dénaturation, que les augmentations de capital d’AFSB avaient permis à la société belge, dont les activités financières étaient elles-mêmes dépourvues de substance, de bénéficier en Belgique du régime fiscal dit  » des intérêts notionnels  » et, par suite, aux requérantes de percevoir en quasi franchise d’impôt, soit par le versement de dividendes sous le bénéfice du régime des sociétés mères, soit grâce au régime des plus-values de cession de titres de participation dans l’hypothèse où AHF cèderait les titre de sa filiale, des produits égaux au montant des intérêts qu’elles avaient elles-mêmes versés à AGTS Geneva à la même période, au titre des emprunts leur ayant permis d’augmenter le capital de la société belge.

9. En déduisant de l’ensemble de ces circonstances l’existence d’un montage artificiel ayant eu pour seul but, au travers d’un financement de la société belge par augmentation de capital plutôt que par prêt, de dispenser la société AHF de comptabiliser, en compensation des intérêts déduits, des produits correspondant à des intérêts en provenance de la société belge, caractérisant un abus de droit, la cour, qui a suffisamment motivé son arrêt, n’a ni commis d’erreur de droit, ni inexactement qualifié les faits de l’espèce. Elle a pu, par suite, en déduire que l’administration avait, à bon droit, réintégré au bénéfice taxable des sociétés Howmet et AHF des intérêts pour des montants équivalents aux montants déduits.

10. Enfin, il résulte de ce qui précède que la cour a également pu, sans insuffisamment motiver son arrêt ni commettre d’erreur de droit, écarter l’argumentation soulevée devant elle tirée de ce l’administration aurait pu, sans écarter les actes décrits ci-dessus, procéder au même redressement en se fondant sur le caractère excessif, au regard d’une gestion commerciale normale, du taux d’intérêt des prêts souscrits pour remettre en cause partiellement la déductibilité des intérêts afférents. En outre, l’argumentation des requérantes tirée de ce que, faute d’une augmentation de capital de la société belge AFSB, l’actionnaire principal des sociétés françaises aurait exigé la distribution de la trésorerie non employée dont elles aurait disposé, au demeurant non assortie de justifications, était en tout état de cause inopérante, la rectification litigieuse procédant de ce qu’une fois écartés les actes constitutifs de l’abus de droit, ces sommes devaient être regardées comme ayant directement financé la société espagnole AIESL.

(…)



























 

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