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Abus de droit et régime mère-fille

CE, 29 novembre 2024, n° 469012 : le Conseil d’Etat valide la qualification d’abus de droit lorsqu’une société mère conserve les titres d’une filiale vidée de toute substance dans le seul but de bénéficier du régime-mère fille et en l’absence de toute implication dans le développement économique de sa filiale.

En l’espèce, la société requérante exerçait une activité immobilière et avait acquis pour un prix de 2,17 M€ les parts d’une SCI propriétaire d’un immeuble commercial et de bureaux qu’elle donnait en location. La SCI a cédé cet immeuble cinq jours après cette opération ; plus précisément, elle a cédé d’une part l’usufruit temporaire de l’immeuble pour vingt ans à l’associée majoritaire de la société requérante, pour 2,55 M€ et, d’autre part, la nue propriété à une société créée par la requérante pour les besoins de l’opération, pour un montant de 450 000 €. Le jour même de la cession, la SCI a versé à la société requérante un acompte sur dividende de 1,98 M€, que la mère a exonéré sur le fondement du régime mère-fille. Elle a par ailleurs constitué une provision pour dépréciation des parts détenues dans la SCI, pour 2,14 M€, qu’elle a déduite de son résultat au taux normal de l’IS, ce qui l’a conduite à dégager un déficit reportable. A l’issue de ces opérations, la société requérante a, après avoir respecté le délai de conservation des titres prévu par le régime mère-fille, absorbé la SCI par transmission universelle de patrimoine.

L’administration fiscale a remis en cause le bénéfice du régime mère-fille sur le fondement de l’article L. 64 du LPF et réintégré dans ses résultats une somme de 1,88 millions d’euros correspondant à ces dividendes après déduction de la quote-part pour frais et charges de 5 %. Le TA de Paris et la CAA de Paris ont confirmé le redressement.

Statuant en cassation sur ce litige, le Conseil d’Etat valide la qualification d’abus de droit.

Il juge d’abord que les opérations passées par la société étaient contraires aux objectifs poursuivis par le législateur lorsqu’il a institué le régime mère-fille, qui est de favoriser le développement des filiales. Se basant sur les travaux préparatoires des lois qui ont ciselé ce régime depuis 1920, et sur la circonstance que le bénéfice de ce régime fiscal a toujours été subordonné à une condition de détention des titres depuis l’origine ou de durée minimale de détention, et, depuis 1936, à une condition de seuil de participation minimale dans le capital des sociétés émettrices, il juge « que le législateur, en cherchant à supprimer ou à limiter la succession d’impositions susceptibles de frapper les produits que les sociétés mères perçoivent de leurs participations dans des sociétés filles et ceux qu’elles redistribuent à leurs propres actionnaires, a eu comme objectif de favoriser l’implication de sociétés mères dans le développement économique de sociétés filles pour les besoins de la structuration et du renforcement de l’économie française ».

Or, en l’espèce, l’acquisition des titres de la SCI avait été suivie immédiatement de la cession de l’immeuble exploité par la SCI, qui constituait l’essentiel de son actif, puis de la distribution à la requérante du produit de la vente, déduction faite d’une somme laissée à l’actif de la SCI pour qu’elle s’acquitte de l’imposition correspondant à la plus-value de cession de l’immeuble. Il relève aussi que la société requérante n’avait ensuite pris, pendant les deux années suivantes, aucune mesure de nature à permettre à la SCI de poursuivre son ancienne activité ou d’en trouver une nouvelle, avant finalement de procéder à sa dissolution moins de deux mois après l’expiration du délai minimal de conservation des titres au respect duquel était subordonné le bénéfice du régime des sociétés mères.

Dans un second temps, il juge que les opérations poursuivaient un but exclusivement fiscal : même si l’immeuble a été conservé au sein du groupe informel constitué autour de la société requérante, il juge qu’aucune des allégations avancées par celle-ci ne permettait d’expliquer la succession de ces opérations, notamment le maintien à son actif, pendant la durée de deux ans nécessaire pour bénéficier du régime des sociétés mères, des titres d’une société vidée de sa substance et dépourvue de toute activité, par la poursuite d’un but autre que fiscal.

Il en conclut que la conservation par la société requérante, pendant la durée requise par l’article 145 du CGI, des titres d’une filiale privée de tous ses actifs, dans des conditions caractérisant l’absence de toute implication de la société mère dans le développement économique de sa fille, devait être regardée comme constitutive d’un abus de droit justifiant la remise en cause de l’application du régime fiscal des sociétés mères.

Nota : La rubrique “En pratique” est conçue pour permettre aux professionnels de la fiscalité d’appréhender rapidement les conséquences pratiques d’un texte afin d’en faciliter la lecture et la mémorisation. De par sa nature, le contenu de cette rubrique peut être réducteur. De plus, elle est rédigée en simultané avec le texte principal et n’est pas mise à jour en fonction de l’évolution des textes, ni de leur interprétation par la jurisprudence ou la doctrine.

Compte tenu de la sensibilité, de la variété des situations, des enjeux et de l’évolution constante de la matière fiscale, il est recommandé aux non-spécialistes de consulter un professionnel, le plus souvent un avocat fiscaliste, pour assurer la sécurité juridique de leurs opérations. La rédaction décline toute responsabilité quant à l’application des mesures présentées dans la rubrique “En pratique”.

1. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que la société Hellier du Verneuil, qui exerce une activité d’administrateur de biens, de location d’immeubles et de transactions immobilières, a acquis le 23 décembre 2010 la totalité des parts de la société civile immobilière (SCI) du 9 bis rue des 4 chemins à Aubervilliers (ci-après : la SCI du 9 bis), qui était propriétaire d’un immeuble à usage commercial et de bureaux qu’elle donnait en location. A l’issue d’une vérification de comptabilité, l’administration fiscale a remis en cause, sur le fondement de l’article L. 64 du livre des procédures fiscales, l’application du régime des sociétés mères aux distributions réalisées par la SCI du 9 bis au profit de la société Hellier du Verneuil au cours de l’exercice clos par cette dernière le 31 décembre 2010 et, en conséquence, a réintégré dans le résultat de la société au titre de cet exercice la somme de 1 881 000 euros correspondant à ces dividendes, défalcation faite de la quote-part pour frais et charges de 5 %. Par un jugement du 26 mai 2021, le tribunal administratif de Paris a rejeté la demande de la société Hellier du Verneuil tendant à la décharge de la cotisation supplémentaire d’impôt sur les sociétés à laquelle elle a été assujettie au titre de l’exercice clos en 2010 ainsi que des pénalités correspondantes. La société se pourvoit en cassation contre l’arrêt du 21 septembre 2022 par lequel la cour administrative d’appel de Paris a rejeté l’appel qu’elle avait formé contre ce jugement.

2. Aux termes du premier alinéa de l’article L. 64 du livre des procédures fiscales :  » Afin d’en restituer le véritable caractère, l’administration est en droit d’écarter, comme ne lui étant pas opposables, les actes constitutifs d’un abus de droit, soit que ces actes ont un caractère fictif, soit que, recherchant le bénéfice d’une application littérale des textes ou de décisions à l’encontre des objectifs poursuivis par leurs auteurs, ils n’ont pu être inspirés par aucun autre motif que celui d’éluder ou d’atténuer les charges fiscales que l’intéressé, si ces actes n’avaient pas été passés ou réalisés, aurait normalement supportées eu égard à sa situation ou à ses activités réelles « . Il résulte de ces dispositions que, lorsque l’administration use de la faculté qu’elles lui confèrent dans des conditions telles que la charge de la preuve lui incombe, elle est fondée à écarter comme ne lui étant pas opposables certains actes passés par le contribuable, dès lors qu’elle établit que ces actes ont un caractère fictif ou que, recherchant le bénéfice d’une application littérale des textes à l’encontre des objectifs poursuivis par leurs auteurs, ils n’ont pu être inspirés par aucun autre motif que celui d’éluder ou d’atténuer les charges fiscales que l’intéressé, s’il n’avait pas passé ces actes, aurait normalement supportées, eu égard à sa situation ou à ses activités réelles.

3. Aux termes de l’article 145 du code général des impôts, dans sa rédaction applicable à l’année d’imposition en litige :  » 1. Le régime fiscal des sociétés mères, tel qu’il est défini à l’article 216, est applicable aux sociétés et autres organismes soumis à l’impôt sur les sociétés au taux normal qui détiennent des participations satisfaisant aux conditions ci-après : / a. Les titres de participations doivent revêtir la forme nominative ou être déposés dans un établissement désigné par l’administration ; / b. les titres de participation doivent représenter au moins 5 % du capital de la société émettrice (…) ; / c. Les titres de participation doivent avoir été conservés pendant un délai de deux ans (…) « . Selon l’article 216 du même code :  » I. Les produits nets des participations, ouvrant droit à l’application du régime des sociétés mères et visées à l’article 145, touchés au cours d’un exercice par une société mère, peuvent être retranchés du bénéfice net total de celle-ci, défalcation faite d’une quote-part de frais et charges. / La quote-part de frais et charges visée au premier alinéa est fixée uniformément à 5 % du produit total des participations, crédit d’impôt compris (…) « .

4. Il résulte de l’ensemble des travaux préparatoires du régime fiscal des sociétés mères, en particulier de ceux de l’article 27 de la loi du 31 juillet 1920 portant fixation du budget général de l’exercice 1920, de l’article 53 de la loi du 31 décembre 1936 portant réforme fiscale, de l’article 45 de la loi du 14 avril 1952 portant loi de finances pour 1952, des articles 20 et 21 de la loi du 12 juillet 1965 modifiant l’imposition des entreprises et des revenus de capitaux mobiliers et de l’article 9 de la loi de finances pour 2001, ainsi que de la circonstance que le bénéfice de ce régime fiscal a toujours été subordonné à une condition de détention des titres depuis l’origine ou de durée minimale de détention, et, depuis 1936, à une condition de seuil de participation minimale dans le capital des sociétés émettrices, que le législateur, en cherchant à supprimer ou à limiter la succession d’impositions susceptibles de frapper les produits que les sociétés mères perçoivent de leurs participations dans des sociétés filles et ceux qu’elles redistribuent à leurs propres actionnaires, a eu comme objectif de favoriser l’implication de sociétés mères dans le développement économique de sociétés filles pour les besoins de la structuration et du renforcement de l’économie française.

5. Il ressort des énonciations non contestées de l’arrêt attaqué qu’à la suite de l’acquisition par la société Hellier du Verneuil, le 23 décembre 2010, pour un prix de 2 177 727 euros, de l’ensemble des parts sociales de la SCI du 9 bis, celle-ci a cédé, le 28 décembre 2010, l’immeuble qu’elle exploitait. L’usufruit temporaire, d’une durée de vingt ans, a été cédé à la SCI Finor, associée majoritaire de la société Hellier du Verneuil, pour un montant de 2 550 000 euros. La nue-propriété a été cédée à une société créée pour les besoins de l’opération, la SCI Finor-Bervilliers, filiale à 99,9 % de la société Hellier du Verneuil, pour un montant de 450 000 euros, cette SCI devant, au terme de la durée de l’usufruit, détenir l’immeuble en pleine propriété. Le même jour, la SCI du 9 bis, utilisant le produit de la vente, a versé à sa mère, la société Hellier du Verneuil, un acompte sur dividendes de 1 980 000 euros. A la clôture de l’exercice, le 31 décembre 2010, la société Hellier du Verneuil a, d’une part, par application du régime des sociétés mères prévu aux articles 145 et 216 du code général des impôts, retranché de son bénéfice net total la somme de 1 881 000 euros correspondant au montant des dividendes perçus sous déduction de la quote-part de frais et charges de 5 % et, d’autre part, constitué une provision pour dépréciation des titres détenus dans la SCI du 9 bis pour un montant de 2 140 000 euros, déductible de son résultat au taux normal, en vertu des dispositions du 5° du 1 de l’article 39 du code général des impôts et du a sexies-0 bis du I de l’article 219 de ce code, s’agissant de titres d’une société à prépondérance immobilière. La société Hellier du Verneuil a ainsi dégagé, au titre de son exercice clos le 31 décembre 2010, un déficit fiscal de 951 067 euros, reportable sur ses résultats des exercices ultérieurs. Enfin, le 15 février 2013, la société Hellier du Verneuil a absorbé la SCI du 9 bis par voie de transmission universelle du patrimoine.

6. D’une part, pour juger que les opérations décrites au point 5 avaient méconnu les objectifs poursuivis par le législateur quand il a institué le régime des sociétés mères, la cour administrative d’appel a relevé que l’acquisition des titres de la SCI du 9 bis par la société Hellier du Verneuil avait été suivie immédiatement de la cession de l’immeuble exploité par la SCI, qui constituait l’essentiel de son actif, puis de la distribution à la société Hellier du Verneuil du produit de la vente, déduction faite d’une somme laissée à l’actif de la SCI pour qu’elle s’acquitte de l’imposition correspondant à la plus-value de cession de l’immeuble, et que la société Hellier du Verneuil n’avait ensuite pris, pendant les deux années suivantes, aucune mesure de nature à permettre à la SCI du 9 bis de poursuivre son ancienne activité ou d’en trouver une nouvelle, avant finalement de procéder à sa dissolution moins de deux mois après l’expiration du délai minimal de conservation des titres au respect duquel était subordonné le bénéfice du régime des sociétés mères. D’autre part, pour juger que les opérations décrites au point 5 avaient été inspirées par un but exclusivement fiscal, la cour administrative d’appel a relevé qu’en dépit de la circonstance que l’immeuble initialement exploité par la SCI du 9 bis avait été conservé au sein du groupe informel constitué autour de la société Hellier du Verneuil, aucune des allégations avancées par celle-ci ne permettait d’expliquer la succession de ces opérations, notamment le maintien à son actif, pendant la durée de deux ans nécessaire pour bénéficier du régime des sociétés mères, des titres d’une société désormais vidée de sa substance et dépourvue de toute activité, par la poursuite d’un but autre que fiscal. En déduisant de ces motifs que la conservation par la société Hellier du Verneuil, pendant la durée requise par le c du 1 de l’article 145 du code général des impôts cité au point 3, des titres d’une filiale privée de tous ses actifs, dans des conditions caractérisant l’absence de toute implication de la société mère dans le développement économique de sa fille, devait être regardée comme constitutive d’un abus de droit justifiant la remise en cause de l’application du régime fiscal des sociétés mères, la cour administrative d’appel, qui a suffisamment motivé son arrêt et a porté sur les faits qui lui étaient soumis une appréciation souveraine exempte de dénaturation, ne les a pas inexactement qualifiés.





















 

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