Aller au contenu

Abus de droit, financement intra-groupe (suite)

CE, 20 décembre 2024, n° 475927, Bayer SAS : le Conseil d’Etat juge abusif le financement d’une société française par émission d’obligations convertibles inverses dont le risque de conversion était supporté par sa sœur néerlandaise.

Par cette décision, le Conseil d’Etat a été amené à apprécier le caractère abusif d’un dispositif de financement intra-groupe jusqu’ici inédit dans sa jurisprudence, reposant sur l’émission d’obligations convertibles inverses (OCI).

En l’espèce, la société Bayer SAS avait émis des OCI souscrites par la BNP, qui s’était toutefois couverte du risque de conversion en souscrivant, avec sa sœur néerlandaise, Bayer BV, une option de vente des titres qu’elle était susceptible de recevoir en cas de conversion des obligations.

L’administration a estimé que cette émission d’OCI déguisait en réalité un financement obligataire classique dès lors que la BNP ne supportait pas le risque de conversion. Sur le fondement de l’article L. 64 du LPF, elle a donc remis en cause la déduction de la fraction des intérêts qui dépassait celle rémunérant des obligations classiques.

Rejetant le pourvoi de Bayer SAS contre un arrêt de la CAA de Paris, le Conseil d’Etat valide le redressement.

Il juge d’abord que la cour n’a pas dénaturé les faits en estimant que l’entrée effective de la BNP au capital de Bayer SAS était de fait rendue impossible, de sorte que la banque ne pouvait être regardée, en l’absence de toute prise de risque en capital, comme étant véritablement partie à la clause de conversion.

Certes, selon le Conseil d’Etat, ce constat ne suffisait pas à établir l’artificialité de la clause de conversion : il juge que la cour ne pouvait en déduire le caractère artificiel de cette clause elle-même sans rechercher si la société Bayer BV, regardée comme la souscriptrice réelle de celle-ci, supportait un risque de perte en capital.

Toutefois, il considère que l’émission d’OCI en litige procédait bien d’un montage artificiel dès lors que la société sœur néerlandaise ne supportait aucun risque supplémentaire du seul fait de sa qualité de souscriptrice réelle de la clause de conversion. Dans son motif-clé, la décision retient ainsi que, « dès lors que la société Bayer AG, associée unique des sociétés Bayer SAS et Bayer BV, disposait du pouvoir de décider, à tout moment, de l’émission de nouveaux titres de la société Bayer SAS et de leur souscription par la société Bayer BV, laquelle ne supportait ainsi aucun risque supplémentaire d’entrée au capital de sa société soeur du seul fait de sa qualité de souscriptrice réelle de la clause de conversion, (…) la souscription, par la société Bayer SAS, auprès de la société BNP Paribas, du prêt obligataire en litige assorti d’une composante de conversion procédait d’un montage artificiel poursuivant une finalité exclusivement fiscale ».

Enfin, il juge que l’article L. 64 du LPF constituait bien le fondement nécessaire du redressement pour écarter la stipulation d’une clause de conversion au profit de la BNP Paribas.

Nota : La rubrique “En pratique” est conçue pour permettre aux professionnels de la fiscalité d’appréhender rapidement les conséquences pratiques d’un texte afin d’en faciliter la lecture et la mémorisation. De par sa nature, le contenu de cette rubrique peut être réducteur. De plus, elle est rédigée en simultané avec le texte principal et n’est pas mise à jour en fonction de l’évolution des textes, ni de leur interprétation par la jurisprudence ou la doctrine.

Compte tenu de la sensibilité, de la variété des situations, des enjeux et de l’évolution constante de la matière fiscale, il est recommandé aux non-spécialistes de consulter un professionnel, le plus souvent un avocat fiscaliste, pour assurer la sécurité juridique de leurs opérations. La rédaction décline toute responsabilité quant à l’application des mesures présentées dans la rubrique “En pratique”.

1. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond qu’à l’issue d’une vérification de comptabilité de la société Bayer SAS portant notamment sur l’exercice clos en 2011, l’administration fiscale a, au titre de cet exercice, sur le fondement de l’article
L. 64 du livre des procédures fiscales, remis partiellement en cause, à concurrence d’un taux de 5,1%, la déductibilité des intérêts qu’elle avait versés à la société BNP Paribas et mis à sa charge, en conséquence de cette rectification, des cotisations supplémentaires d’impôt sur les sociétés, de contribution exceptionnelle sur cet impôt et de contributions sociales, assorties de la majoration de 80 % pour abus de droit. A la suite de ce contrôle, la société Bayer SAS a réintégré les intérêts versés à la société BNP Paribas, à concurrence de ce même taux excédentaire de 5,1 %, à son résultat imposable des exercices clos en 2012 et 2013, par le dépôt de déclarations rectificatives, puis des exercices clos de 2014 à 2016, lors du dépôt de ses déclarations de résultats. Par une première réclamation, la société Bayer SAS a sollicité, d’une part, la décharge des impositions supplémentaires et pénalités auxquelles elle a été assujettie au titre de l’exercice clos en 2011 à la suite de la vérification de comptabilité dont elle a fait l’objet, et, d’autre part, la restitution des cotisations d’impôt sur les sociétés, de contribution exceptionnelle sur cet impôt et de contributions sociales acquittées selon elle à tort au titre des exercices clos de 2012 à 2016 en conséquence de la limitation de la déduction des intérêts qu’elle avait supportés. L’administration fiscale lui ayant par ailleurs infligé, au titre des exercices clos en 2012 et 2013, la majoration de 80 % pour abus de droit ainsi que des intérêts de retard, elle a sollicité, par une seconde réclamation, la décharge de ces pénalités. Ses réclamations ayant été rejetées, la société Bayer SAS a soumis le litige au tribunal administratif de Montreuil qui, par deux jugements des 15 octobre 2020 et 10 juin 2021, a rejeté ses demandes tendant à la décharge et à la restitution de ces suppléments d’impôts et pénalités. Elle se pourvoit en cassation contre l’arrêt du 12 mai 2023 par lequel la cour administrative d’appel de Paris a rejeté ses appels contre ces jugements.

2. Aux termes de l’article L. 64 du livre des procédures fiscales, dans sa rédaction applicable aux exercices en litige :  » Afin d’en restituer le véritable caractère, l’administration est en droit d’écarter, comme ne lui étant pas opposables, les actes constitutifs d’un abus de droit, soit que ces actes ont un caractère fictif, soit que, recherchant le bénéfice d’une application littérale des textes ou de décisions à l’encontre des objectifs poursuivis par leurs auteurs, ils n’ont pu être inspirés par aucun autre motif que celui d’éluder ou d’atténuer les charges fiscales que l’intéressé, si ces actes n’avaient pas été passés ou réalisés, aurait normalement supportées eu égard à sa situation ou à ses activités réelles. (…) « .

3. D’une part, aux termes de l’article 38 du code général des impôts :  » 1. (…) le bénéfice imposable est le bénéfice net, déterminé d’après les résultats d’ensemble des opérations de toute nature effectuées par les entreprises, y compris notamment les cessions d’éléments quelconques de l’actif, soit en cours, soit en fin d’exploitation. / 2. Le bénéfice net est constitué par la différence entre les valeurs de l’actif net à la clôture et à l’ouverture de la période dont les résultats doivent servir de base à l’impôt diminuée des suppléments d’apport et augmentée des prélèvements effectués au cours de cette période par l’exploitant ou par les associés. L’actif net s’entend de l’excédent des valeurs d’actif sur le total formé au passif par les créances des tiers, les amortissements et les provisions justifiés « . D’autre part, aux termes de l’article 212 du même code, dans sa rédaction applicable aux exercices en litige :  » I.- Les intérêts afférents aux sommes laissées ou mises à disposition d’une entreprise par une entreprise liée directement ou indirectement au sens du 12 de l’article 39 sont déductibles dans la limite de ceux calculés d’après le taux prévu au premier alinéa du 3° du 1 de l’article 39 ou, s’ils sont supérieurs, d’après le taux que cette entreprise emprunteuse aurait pu obtenir d’établissements ou d’organismes financiers indépendants dans des conditions analogues « . Aux termes de l’article 39 de ce code, dans sa rédaction applicable aux exercices en litige :  » 1. Le bénéfice net est établi sous déduction de toutes charges, celles-ci comprenant (…) notamment : (…) 3° Les intérêts servis aux associés à raison des sommes qu’ils laissent ou mettent à la disposition de la société, en sus de leur part du capital, quelle que soit la forme de la société, dans la limite de ceux calculés à un taux égal à la moyenne annuelle des taux effectifs moyens pratiqués par les établissements de crédit pour des prêts à taux variable aux entreprises, d’une durée initiale supérieure à deux ans. (…) « .

4. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que la société Bayer SAS, filiale à 100 % de la société allemande Bayer AG, a, en 2011, émis 1 500 obligations convertibles pour un montant total de 150 millions d’euros, avec une maturité de cinq ans, souscrites par la succursale allemande de la société BNP Paribas. En contrepartie de ce prêt obligataire assorti de la possibilité, pour la société Bayer SAS, de convertir ces obligations en actions à la date de leur maturité, à raison de 38,122 actions pour une obligation (obligations convertibles dites  » inverses  » (OCI)), un taux d’intérêt annuel de 9,13 % a été stipulé au profit de la société BNP Paribas. Concomitamment à cette souscription, la société BNP Paribas a conclu avec la société néerlandaise Bayer BV, également filiale à 100 % de la société Bayer AG, un contrat d’option de vente portant notamment sur la cession, pour un prix fixe de 150 millions d’euros, des actions qu’elle était susceptible de recevoir de la société Bayer SAS en cas de conversion des obligations souscrites. En contrepartie de cette option, la société Bayer BV a perçu de la société BNP Paribas une rémunération de 5,1 % par an, assise sur un montant de 150 millions d’euros. Enfin, la société Bayer AG a apporté sa garantie à la société BNP Paribas de la bonne exécution du contrat d’option de vente et a conclu un contrat d’option d’achat lui donnant le droit d’acquérir auprès de la société BNP Paribas les actions de la société Bayer SAS, en cas d’exercice de la clause de conversion des obligations, si l’option de vente à la société Bayer BV mentionnée ci-dessus n’était pas exercée par la société BNP Paribas. La société Bayer AG a également accordé à la société BNP Paribas un prêt de titres pour un montant de 125 millions d’euros.

5. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que l’administration fiscale a estimé que l’articulation des différents contrats constituant le projet dénommé  » Timmendorf « , mentionnés au point précédent, privait la clause de conversion dont était assortie l’émission des obligations en cause de tout intérêt pour la banque et pour le groupe Bayer dès lors que l’option de vente dont bénéficiait la société BNP Paribas permettant de céder à la société Bayer BV, pour un prix fixe de 150 millions d’euros, les actions qu’elle était susceptible de recevoir de la société Bayer SAS en cas de conversion des obligations, la garantissait de tout risque économique. Elle a par ailleurs constaté, d’une part, que la société Bayer SAS supportait une charge d’intérêt calculée sur la base d’un taux de 9,13 % alors que la société Bayer BV qui recevait une prime de
5,1 % à raison de l’option de vente souscrite par la société BNP Paribas n’était pas imposée sur ce produit aux Pays-Bas et, d’autre part, que si la société Bayer AG avait consenti un prêt direct à sa filiale française, celle-ci n’aurait été autorisée à déduire qu’une charge d’intérêts calculée sur un taux d’environ 4 % en application des règles prévues à l’article 212 du code général des impôts. Elle en a conclu que l’interposition de la banque et la clause de conversion étaient artificielles et avaient pour seul objet de dissimuler un financement intragroupe sans composante de conversion dans un but exclusivement fiscal. Evaluant la valeur de l’option de conversion au taux d’intérêt correspondant à la couverture de celle-ci par la société Bayer BV, soit un taux de 5,1 %, elle a réintégré aux résultats imposables de la société Bayer SAS, au titre de l’exercice clos en 2011, les intérêts versés à la société BNP Paribas à hauteur de ce taux, sur le fondement de l’article L. 64 du livre des procédures fiscales.

6. En premier lieu, en estimant qu’il résultait des différents contrats de couverture décrits au point 4, que l’entrée effective de la société BNP Paribas au capital de la société Bayer SAS était de fait rendue impossible, de sorte que la banque ne pouvait être regardée, en l’absence de toute prise de risque en capital, comme étant véritablement partie à la clause de conversion, la cour a porté sur les faits et les pièces du dossier une appréciation souveraine exempte de dénaturation. Si elle ne pouvait en déduire le caractère artificiel de cette clause elle-même sans rechercher si la société Bayer BV, regardée comme la souscriptrice réelle de celle-ci, supportait un risque de perte en capital, elle n’a pas commis d’erreur de droit ni entaché son arrêt d’erreur de qualification juridique des faits ou de dénaturation des pièces du dossier en jugeant, dès lors que la société Bayer AG, associée unique des sociétés Bayer SAS et Bayer BV, disposait du pouvoir de décider, à tout moment, de l’émission de nouveaux titres de la société Bayer SAS et de leur souscription par la société Bayer BV, laquelle ne supportait ainsi aucun risque supplémentaire d’entrée au capital de sa société soeur du seul fait de sa qualité de souscriptrice réelle de la clause de conversion, que la souscription, par la société Bayer SAS, auprès de la société BNP Paribas, du prêt obligataire en litige assorti d’une composante de conversion procédait d’un montage artificiel poursuivant une finalité exclusivement fiscale, caractérisant ainsi l’existence d’un abus de droit justifiant, sur le fondement, nécessaire pour écarter la stipulation d’une clause de conversion au profit de la société BNP Paribas, de l’article L. 64 du livre des procédures fiscales, la réintégration de la part des intérêts versés par la société Bayer SAS à la société BNP Paribas à hauteur du taux d’intérêt de 5,1 %.

7. En second lieu, compte tenu de ce qui a été dit au point 6, les moyens du pourvoi dirigés contre les motifs de l’arrêt attaqué retenant l’absence d’intérêt pour la société Bayer SAS, en l’absence d’incertitudes sur ses résultats et sa valorisation, d’émettre des obligations convertibles inverses et le caractère artificiel, pour ce motif, de la clause de conversion sont inopérants et doivent être écartés.
























 

Il n'y a pas encore de commentaire.


Ajouter un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *